écrit par Claro :
PLI — et le miracle Chopinaud
Non, ce titre n'est pas l'indication d'une formule d'origami, mais le titre et le numéro d'une revue, Pli.
Son nom évoque tour à tour Michaux, Deleuze, Boulez, libre à chacun d'y
reconnaître son pli. Eh bien sachez que ce numéro est assez
impressionnant. Il débute par un texte de Véronique Bergen, qui
laisse à Gaïa le soin de régler ses comptes, une déesse qui "vomit les
justiciers qui veulent la mettre au ban de l'humanité". Il y a des
textes de Luc Bénazet, en bilingue, avec une traduction de Deborah Lennie, qui nous laisse entrevoir ce que peut signifier traduire l'absence, le contracté, le manquant, belle leçon d'anti-univers. Jean-Christophe Pagès
se livre au jeu du copié-collé à partir d'infos en ligne, exercice un
peu facile qui donne toujours de chouettes résultats, puisque juxtaposer
des énoncés ordinaires finit par produire de l'incongru. Jean-Marie Gleize, dans un long texte intitulé Légender?,
se penche sur la "problématique du documental" et son travail sur
l'image-texte. On trouvera également un cahier spécial "poésie
anglophone", qui vous permettra de découvrir des textes entre autres de Rob Halpern, Jonty Tiplady, etc. Une nouvelle en cases dessine par L. L. de Mars (Torse)…
Mais surtout, ce numéro contient un texte magnifique signé Pierre Chopinaud, extrait d'un livre (?) en cours (?) intitulé La Langue familière étrangère,
à la syntaxe dénouée, prodigieusement labile, aussi hypnotique que
poignant, où sont convoqués tour à tour la mère, la langue et la langue
mère, que viennent visiter les puissances terroristes du viol, où est
détaillée l'inscription du corps dans la langue… Chopinaud parle une
pensée fluide où l'abstrait entre en chair à peine articulé, une langue
irriguée par une liturgie délicieusement barbare:
"Ma mère me fit la parole enfanter en français et envelopper dans cette langue son corps, comme le vêtement qui sa peau voilant me la faisait aimer. Faisant du Français le corps immatériel de notre amour, elle faisait sienne une race qui en elle est entrée comme en elle mon père l'avait semée. J'étais ce par quoi dans cette langue son corps s'exhaussait, comme issu de cette chair, cette chair j'y projetais; et comme dans cette langue je nommais son visage comme elle me l'enseignait, le verbe nous enveloppait ensemble dans la lumière qui, tombant de la fenêtre comme au ciel elle me donnait, était le halo par quoi l'esprit d'elle radiant sanctifie la chair."
On n'avait rien lu d'aussi puissant depuis un bail. On est emporté
charrié comme chez Genet, secoué par une prose réinventée qui coule et
contorsionne – soudain le mythologique s'en mêle, se dressent alors les
fantômes des femmes musulmanes de Bosnie orientale, puis les esclaves
Yésédis, et derrière elle la masse des décimeurs du sexe, et c'est comme
un chant prolongeant – enfin – celui de Guyotat. Un éblouissement tenu
et continu, une fièvre à la cadence inspirée qui nous hante autant que
nous la hantons.
S'il y a bien une chose que je ferai en 2018, c'est de guetter
Chopinaud. A lui seul, n'en doutez pas, il sauvera la mise. Editeurs de
langues incarnées, si vous existez (et vous êtes quelques-uns), tendez
l'oreille.
publié le 28 décembre 2017
écrit par Fabien Ribery:
Les premières fois de l’étrange
et merveilleuse Véronique Bergen
et merveilleuse Véronique Bergen
(...) La première neuvième fois cette année que j’ai lu l’étrange et merveilleuse Véronique Bergen, c’était hier, dans le numéro 8 de la revue PLI, intitulé « Pour une littéralité incendiaire ». Elle y est en bonne compagnie (Julian Blaine, Luc Bénazet, des poètes anglophones), un texte important de Jean-Marie Gleize inspiré par Francis Ponge sur la notion du « documental » et du « livre d’images sans images » donnant la tonalité de l’ensemble. L’incipit est laissé à l’Ardente : « Je suis la sentinelle de Gaïa. Je ne suis au service de personne, je n’ai basé ma cause sur rien. Je promène ma colère à la surface du monde. Ma mission ? Raccourcir la vie des oligarques les plus nuisibles, tenir leur existence au creux de ma main ornée d’un flingue, compter les taches que le Soleil développe à gogo depuis des années, faire le bilan des déroutes. Trois coups de Stromboli à la chantilly et les ennemis de Gaïa retournent dans les limbes du silence éternel. Ma fibre élégiaque s’accommode mal du sang, des viscères explosés sous une lumière estivale. Esprit délicat, âme tourmentée dans une complexion robuste, je dois donner la mort comme on donne la vie, en m’alignant sur la beauté du résultat. » Pli, « projectile littéral » ? Guerre, poésie, fièvre, violence, tendresse, expérimentation formelle. Économie de moyens, ambitions illimitées.
publié le 15 décembre 2017